La lettre mortelle
Il fait beau aujourd’hui. Personne ne peut prétendre le contraire. Mais lui, il voit les choses autrement. Il les sent différemment. Le soleil radieux et brillant dans le ciel bleu de saphir ne réchauffe qu’en partie son corps maigre et encore moins son cœur meurtri par la nouvelle. Personne ne s’attend à l’événement de si tôt ! Pourtant la nouvelle tombe aujourd’hui sur les têtes de la maisonnée tel un couperet. Ils sont sept en tout ; trois filles, deux garçons, le père et la mère. L’étroit logis où ils vivent est composé de deux minuscules pièces, un semblant de cuisine et des toilettes si exiguës que l’utilisateur doit faire toute une gymnastique pour y entrer. Le soleil n’entre presque jamais dans cette demeure. Les garçons (quinze et onze ans), se couchent à même le sol dans le petit couloir qui mène à la chambre parentale. Les jeunes filles (dix-sept, treize et neuf ans), s’entassent chaque nuit dans l’étroite cellule sans fenêtres. L’intimité ? C’est un luxe que la famille Boujamaa ne peut pas se payer.
Boujamaa aujourd’hui marche tout seul dans les ruelles de son quartier misérable et miséreux, l'un de ces quartiers vieux et délabrés que certains se plaisent à qualifier, dans leur littérature anesthésiante, de populaires, de traditionnels ou encore de ''quartiers des ancêtres où il fait bon vivre''. Boujamaa ne voit pas cela, ne comprend pas cela, ne peut pas comprendre cela. Boujamaa voit la misère, sent l’injustice, comprend autre chose, voit autre chose ; il ne voit que sa réalité à lui et celle de ceux qui dépendent de lui. Ce matin, malgré le beau soleil, malgré la lumière éblouissante de ce jour de mai, les yeux de Boujamaa ne voient qu’obscurité et ténèbres ; il pense à ce petit bout de papier qui va lui enlever le peu de dignité qui lui reste; ce papier, à l’effet de poison, qui va lui arracher des mains le reste de prestige - ô combien mince !- qu’on a daigné encore lui reconnaître ! D’un geste presque mécanique, il le tire de sa poche et le relit pour la nième fois. Rien ! Il ne comprend pas. Non que le message soit incompréhensible ou confus mais parce que cela dépasse l’entendement. Son entendement, bien sûr !
De temps à autre, le corps chétif de Boujamaa qui supporte mal les aléas de son âge assez avancé -la soixantaine-, est secoué par une quinte de toux qui l’étouffe et le tue à petit feu. Le médecin qui l’a examiné, il y a maintenant six ou sept ans, n’était pas content de son état et lui a rédigé une ordonnance ; ordonnance que Boujamaa a rangée dans son portefeuille et a oubliée, volontairement ; il ne peut pas s’acheter les médicaments ; ce « luxe » aussi, Boujamaa ne peut pas se le permettre.
Sa fille aînée – qui a quitté l’école à quatorze ans- ne cesse de lui répéter que les médicaments sont « aussi importants que le pain quotidien voire même plus importants ». Mais Boujamaa ne le sait-il pas ? Lors de ses excès de toux, il a l’habitude de s’asseoir et d’attendre que ça passe. Voilà le remède dont dispose Boujamaa contre sa maladie. Parfois, le teint blafard, les yeux larmoyants et le souffle presque coupé, il revient chez lui en titubant demandant du secours auprès de sa femme qui, la plupart du temps, n’a rien à lui donner sauf un grand verre d’eau qu’elle a dû apporter le matin de la fontaine publique (skkaya) qui se trouve tout au bout de la ruelle. La « baraka » de cette eau gratuite a toujours fait, du moins jusqu’à maintenant, son effet curatif…mais pour combien de temps encore ?
Le temps ? Le temps pour Boujamaa s’arrête ce matin avec l’arrivée de ce maudit morceau de papier. Depuis qu’il était encore au msid, il y a de cela une bonne cinquantaine d’années, Boujamaa n’était jamais en bons termes avec tout ce qui est écriture. Il détestait ces signes qui ne lui causaient que bastonnades du fkih à la mosquée, moqueries de ses camarades dans la rue et humiliation devant ses parents à la maison. Ces signes sont aujourd’hui pour Boujamaa les prémices d’une catastrophe imminente ; les signes avant-coureurs d’un danger qu’il faut éviter à tout prix.
Et il a évité le contact avec ces signes. En effet, le jour même de la mort de son père, il quitte l’école. Il la quitte pour « travailler », comme si un enfant d’à peine dix ans pouvait faire autre chose que jouer et profiter de son enfance. Mais Boujamaa, lui ne joue pas, ne doit pas jouer, ne peut pas jouer ; son père mort, il devient « l’homme » sur lequel repose toute la responsabilité du foyer. Ce qui va ajouter encore plus aux soucis de Boujamaa ce sont les dernières paroles de sa mère sur son lit de morte :”Boujamaa, prends soin de ton petit frère. Vous n'avez certes pas le même père mais Moha reste toujours ton frère.”
En effet, six ans après la disparition de son père, Boujamma hérite d'un demi-frère plus jeune que lui . Il n’a que cinq ans, le petit demi-frère Moha.
Le père de ce demi-frère ? Un riche fermier qui prend la maman comme concubine peu de temps après la mort de son mari. Lui assurant le gîte et le couvert pour quelques mois dans sa ferme avec tant d'autres ouvrières, le riche paysan lui fait un enfant -qu'il ne reconnaît pas- et lui demande de quitter la région moyennant quelques sous.
Que pourrait bien faire un enfant de seize ans avec à sa charge un autre gosse ? Une tante maternelle aussi pauvre qu’eux sinon plus, les accueille la mort dans l’âme. Mais six mois après, ne pouvant pas les nourrir, elle les dépose dans un orphelinat. Boujamaa n’étant pas scolarisé, ne peut pas séjourner dans cet établissement dont les moyens financiers, assurés par quelques bienfaiteurs de la ville, sont insuffisants pour subvenir aux besoins de ses locataires.
Après plusieurs jours d'errance dans les rues d'Agadir Boujamaa, trouve du travail ; son premier travail ! On lui confie « la responsabilité » de nettoyer les boîtes de conserve avant de les mettre dans les caisses. Avec de la sciure de bois, le jeune garçon frotte de ses petites mains jusqu’à cent, parfois cent cinquante boîtes par jour. A la fin de la semaine, le maigre salaire constitue pour Boujamaa et son frère une occasion de faire la fête : ils s’achètent une demi-livre de viande qu’ils font cuire à Souk lhad chez un « kahouaji » -espèce de restaurateurs traditionnels dans les souks marocains-. Ils consomment leur pitance et se permettent de boire du thé à la menthe avant de regagner chacun son domicile : Moha, son orphelinat et Boujamaa, quelques coins de rue ou avec quelques adultes qui acceptent de le loger pour une nuit moyennant une faveur que le jeune homme ne peut pas refuser vu les circonstances. Parfois, pendant certaines nuits glaciales de l’hiver, tout le petit corps de Boujamaa se tord sous les morsures du froid et les gouttes de pluie qui semblent lui arracher la peau et pénétrer dans ce squelette vivant. Une sensation de mal-être, de malaise s’installe alors dans son âme et tout devient noir et désespérant à ses yeux.
C’est la même sensation de désespoir que ressent encore aujourd’hui Boujamaa devant cette feuille de papier porte-malheur que le facteur lui remet contre une belle signature qu’il a appris à faire lorsqu’il a travaillé comme homme de peine dans un hôpital.
En effet, à l’âge de vingt ans, Boujamaa commence une autre vie, celle d’employé. Une vieille connaissance de feu son père a bien voulu lui donner un coup de pouce ; et il l’a poussé à devenir salarié c’est-à-dire rien…ou presque. Boujamaa devient un homme à tout faire, affecté par le ministère de la santé publique dans un patelin perdu en pleine montagne. Il renaît de ses cendres paraît-il. Il fait son travail avec un courage, une conscience et une abnégation sans limites. Il lui a fallu moins de six ans pour devenir ”cabrane” (caporal mais pas militaire) .Bref, Boujamaa devient chef !
Il devient chef de travaux. Chaque matin, avec la même conscience, il vérifie, contrôle et nettoie lui-même les toilettes…mais rien que les toilettes de ses supérieurs. Les malades ? C’est son dernier souci. Il est l’homme à tout faire : taillable et corvéable à merci. Ce comportement avilissant a pourtant pour Boujamaa un côté positif : il lui garantit une mainmise sur les pauvres ouvriers journaliers. Il devient l’homme de confiance des médecins-chefs, l’ami redouté des infirmiers et des infirmières. Tout le monde le craigne et le hait en cachette. Une âme de Satan. Son arrogance le pousse très loin. Un jour, il a même osé demander en mariage une jeune infirmière qui vient d’être affectée dans l’hôpital qu’il « dirige » !
Heureusement, le mariage n’a pas eu lieu et c’est une femme de charges qu’il a épousée sous l’ordre du directeur de l’hôpital car il lui a fait un enfant et voulait la quitter en lui laissant un gosse sur les bras. C’est avec cette même femme qu’il vit aujourd’hui dans le dénuement total avec leurs cinq enfants.
Toujours le bout de papier à la main, Boujamaa s’approche de la maison comme un somnambule. Le teint blême, le regard hagard et les mains tremblantes. Sa fille aînée, le fixe du regard un instant et, ne le reconnaissant pas, pousse un cri strident et s’enfuit se cacher comme si elle avait vu un revenant ou un fantôme. Toute la maisonnée accourt. L’épouse de Boujamaa, un verre d’eau à la main, se précipite vers son mari afin de lui prodiguer les soins habituels contre cette maudite toux qui ne le quitte presque plus jamais ces derniers temps. Mais ce qu’elle voit l’horrifie : son époux, les yeux exorbitants, la bouche s’entrouvrant sur un rictus figé, les mains tendues tenant un feuillet tout froissé.
« ils…ils…vont… » bégaie-t-il avant de s’évanouir.
Tout affolée, la vieille femme essaie, avec le peu de moyens qu’elle a, de le ranimer et le rendre à la vie. En vain. Boujamaa a bel et bien perdu conscience.
Quarante ans de corvée dans les couloirs des hôpitaux ont suffi pour faire oublier à Boujamaa son enfance, ses origines et même son demi-frère qui s’est perdu un peu dans la nature ; on dit qu’il est devenu quelqu’un lui aussi… quelqu’un « d’important », à l’instar de Boujamaa, son exemple et modèle. Il a élu domicile dans une grande ville; Casa ou Rabat: Boujamaa ne peut pas dire exactement où. Il vit actuellement avec sa femme; faisant lui aussi tout pour oublier, pour effacer un passé peu glorieux à son sens. Il ne veut jamais reconnaître que l'être ne choisit pas sa destinée, que naître bâtard n’est pas de sa faute ni de sa responsabilité et que vouloir appartenir, à tout prix, à une classe sociale qui n’est pas la sienne ne peut que le tourner au ridicule ; M. Jourdain - le héros du Bourgeois gentilhomme de Molière - en avait fait l’expérience. Mais Moha, le demi-frère de Boujamaa voit les choses autrement et continue sa médiocrité et son aliénation pourvu que le passé ne surgisse pas et que cet écran de fumée qui le cache ne se dissipe jamais. Orphelinat, misère, faim, humiliation …ça fait peur !
A soixante ans, l’ancien employé aux hôpitaux, après quarante ans de loyaux services, de mesquineries, de lâcheté, de petits larcins et de basses besognes est mis à la porte,… à la retraite. La retraite !
Sa femme, est maintenant debout à côté de lui ne sachant quoi faire ni à quel saint se vouer. Elle, qui a travaillé dur, très dur, en silence sans se plaindre, se retrouve aujourd’hui avec cinq bouches à nourrir et un mari malade. Elle s’approche doucement de lui et lui prend la main.
« Qu’est-ce que tu as ? Réveille-toi. Tu m’as fait peur. » lui dit-elle en essayant tant bien que mal de garder son calme.
Ses yeux s’entrouvrent et il la regarde avec stupeur. Il ne peut plus bouger aucun de ses membres : ses pieds, comme collés au sol, ne lui font même pas mal ; il ne sent rien. Les doigts de sa main telles des tenailles serrent le bout de papier froissé et mouillé par la bave qui sort de sa bouche. Et avec ses yeux, la seule partie de son corps qui bouge encore, Boujamaa fait signe à sa femme de prendre le feuillet. Elle le prend et le tend à son fils qui lit d’une voix tremblante : « Vu que vous êtes à la retraite, vous êtes prié de bien vouloir quitter le logement de fonction que vous occupez et de rendre les clés le plus tôt possible sous peine de sanctions graves. »
Et la femme, à son tour, s’évanouit juste à côté de son époux tétraplégique. /.
AHLALAY http://ahlalayali.unblog.fr/
10 commentaires »
- Fatiha Nakhli
le http://ahlalayali.unblog.fr/2008/10/29/4/#comment-2 Editer
Merci de partager avec nous ces moments de créativité. Quel plaisir de vous lire et de découvrir avec vous vos personnages et leur vécu. C’est sûr, l’annonce de la retraite (avec l’expulsion de l’habitat de fonction ! ) ne doit pas être une partie de plaisir. Mais combien doivent-ils être à souffrir en silence ?
- Fatiha Nakhli
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Merci de partager avec nous ces moments de créativité. Quel plaisir de vous lire et de découvrir avec vous vos personnages et leur vécu. C’est sûr, l’annonce de la retraite (avec l’expulsion de l’habitat de fonction ! ) ne doit pas être une partie de plaisir. Mais combien doivent-ils être à souffrir en silence ?
http://fatihanakhli.unblog.fr/ - Helen
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Bonjour et merci de votre visite sur mes pages
Je vous souhaite bonne chance avec votre blog.
Helen - elmir et leila
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Bravo C’est fort.
Nous t’adressons toutes nos félicitationsEt Nous sommes très heureux de te voir réussir dans cette voie
Avec tous nos vœux de bonne continuationainsi que toute notre affection.
- ELMIR MOHAMMED
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Bravo C’est fort.
Nous t’adressons toutes nos félicitationsEt Nous sommes très heureux de te voir réussir dans cette voie
Avec tous nos vœux de bonne continuationainsi que toute notre affection.
Elmir et LEILA
- ELMIR MOHAMMED
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Bravo Bravo Bravo C’est fort.
- attaf
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bravo et bon courage!
lecture agréable de l’ensemble
le poème est fluide et bien bâti, il interpelle le lecteur et en douceur l’attire vers la seule issue valable “nous sommes ds frères”
quant à la nouvelle, là aussi bravo: pourquoi ne pas nommer les personnages et les lieux, ça fait plus réaliste, c’est mon avis d’amateur
bon courage mon frère - Zineb Khammal
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Monsieur , j’ai adoré votre façon d’écrire , ça nous rapproche tellement de «notre» quotidien . Hélas , c’est la réalité . On en a parlé justement ce matin en cours , des enfants , des moyens …
La faute que Boujemaa a faite, c’est d’oublier son enfance , au contraire il fallait s’en servir pour aller de l’avant . La faute qu’il a commise aussi c’est d’oublier son frère Moha qui était sous sa responsabilité.
Bref , je vous souhaite une très bonne continuation pour encore plus de nouvelles et de poèmes Inchaa’lah .Ahlalay
Je vous remercie pour votre lecture, pour vos encouragements et surtout pour votre commentaire qui dénote une très bonne compréhension de la visée de cette nouvelle. - Ahlalay Lamya
le http://ahlalayali.unblog.fr/2008/10/29/4/#comment-17 Editer
Tes écrits sont vraiment magnifiques. Je ne trouve pas les mots pour les décrire,tellement c’est fort !
Bravo, bravo… et bravo!. Bonne continuation ! - ali babahasna
le http://ahlalayali.unblog.fr/2008/10/29/4/#comment-39 Editer
Bravo! Votre nouvelle est impressionnante! Continuez sur cette voie. Que Dieu vous assiste!
AHLALAY
Je vous remercie pour vos encouragements.
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